lundi 16 janvier 2017

François-Xavier Cuche

Caïn, qu' as- tu fait de ton frère?

Depuis le début de notre siècle, chaque année des milliers d’hommes, de femmes, et de plus en plus souvent, hélas !, d’enfants meurent noyés en Méditerranée , parce qu’ils avaient cherché à gagner une terre de paix, de liberté et de prospérité. Chaque année ils sont plus nombreux à mourir : plus de 4000 en 2015, plus de 5000 en 2016. Combien faudra-t-il qu’il en meure pour que nos consciences s’éveillent ? 

Comment expliquer cette insupportable indifférence, en dehors de quelques moments, vite passés, d’émotion superficielle, due davantage à la valeur, qu’on n’ose dire esthétique, d’une photographie qu’à la prise de conscience devant un drame humain, qu’il est pourtant absolument en notre pouvoir d’éliminer ?

Pire : comment comprendre qu’une partie croissante des populations européennes rejettent ces hommes et veuillent leur refuser l’asile ? Pire encore: comment accepter que ces morts soient dues aux politiques officielles des pays européens, qui se refusent à établir une politique ouverte d’immigration par des voies légales et négociées ?

Comment admettre que des milliers d’hommes meurent sous le prétexte que nous n’aurions pas les moyens de les accueillir, alors que notre pays, bien moins riche alors qu’aujourd’hui, a su accueillir des centaines de milliers de réfugiés après la guerre d’Espagne, plus d’un million en quelques semaines après la guerre d’Algérie ?

Comment admettre que des milliers d’hommes meurent sous le prétexte que des terroristes peuvent se cacher parmi eux, alors que beaucoup d’entre eux fuient ce même terrorisme depuis la Syrie ou le Nigéria ?

Comment admettre que des milliers d’hommes meurent sous le prétexte qu’ils ne seraient pas tous beaux, gentils, désintéressés? Oserions-nous exiger que tous nos concitoyens le soient pour avoir accès aux droits que notre pays accorde ?

Il n’y a aucun angélisme à faire. Les migrants qui fuient sur les esquifs surchargés de Méditerranée ne sont pas des hommes meilleurs que les autres (quoiqu’ils soient souvent plus courageux et plus énergiques). Au nom de quoi oserions-nous le leur demander ? Sommes-nous meilleurs qu’eux ? Certains d’entre eux nécessitent des contrôles, voire des arrestations : c’est certain, et alors ? c’est aussi le cas de nombreux citoyens européens. Cela nous autorise-t-il à pratiquer collectivement le délit de non assistance à personne en danger de mort ?

Là où la misère, le désespoir, la mort sont en train de frapper, l’affaire est tranchée, l’urgence ne se discute plus. Nous sommes complices de la mort de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, si nous nous taisons, si nous n’agissons pas, si nous ne les accueillons pas.

« Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » La terrible apostrophe biblique nous concerne directement. Oui, il suffit à ces hommes d’être nos frères en humanité pour que nous ayons la stricte obligation de leur ouvrir des chemins de vie et non de mort.

Qu’est-ce que la France, si elle raye de sa devise le mot fraternité ? Qu’est-ce que l’Europe, si elle n’est pas bâtie sur les Droits de l‘homme ? Comment ne pas voir que nous nous détruisons nous-mêmes, détruisons tout principe de solidarité nationale ou européenne, si nous persistons dans notre surdité et dans notre indifférence ?

Strasbourg, siège du Parlement Européen, symbole de la volonté des peuples de fonder démocratiquement une union sur des valeurs communes, siège de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dont les peuples ont voulu librement qu’elle puisse condamner par des arrêts à valeur exécutive les États qui violent un droit humain, est le lieu d’où nous devons interroger les peuples européens et leurs dirigeants.

« Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Oui, tout homme est le gardien de la vie de ses frères, et nous serons comptables de chaque vie perdue en Méditerranée du fait de notre égoïsme ou de notre surdité.
François-Xavier Cuche
Professeur émérite à l’Université de Strasbourg
Ancien Président de l’Université Marc Bloch (Strasbourg II)